13
Il n’y a pas eu que de mauvaises nouvelles.
Les bonnes, c’est que j’ai été exemptée de mes heures de retenue.
Ça vous en bouche un coin, hein ? Une fille se découvre des pouvoirs médiumniques – paf ! elle échappe à ses colles. Je me suis vaguement interrogée sur la réaction de l’entraîneur Albright quand il l’apprendrait. La correction que j’avais infligée à son plaqueur préféré allait rester impunie. Un vrai coup bas !
J’ai eu beau consacrer l’essentiel de mon temps à battre ma coulpe au sujet de Sean Patrick O’Hanahan, j’ai quand même réussi à penser une ou deux fois à Mlle Clemmings et aux W. Comment allait-elle s’en sortir avec Hank et Greg sans moi ? Et Rob ? Lui manquerais-je ? S’apercevrait-il seulement de mon absence ?
J’ai eu la réponse à l’heure du déjeuner. Ruth et moi nous dirigions vers nos casiers quand, soudain, elle m’a donné un coup de coude dans les côtes, si violent que je me suis à moitié pliée en deux.
— Tu as décidé de te lancer dans l’ablation de ma rate ou quoi ? ai-je rouspété.
Elle a tendu le doigt. J’ai tourné la tête, j’ai compris.
Debout près de mon casier, Rob Wilkins m’attendait.
Sans prendre la peine de cacher sa trouille, Ruth a opéré une retraite immédiate. Carrant les épaules, j’ai continué d’avancer. Aucune raison d’être nerveuse. Rob et moi étions juste des amis. Il avait été suffisamment clair là-dessus.
— Salut !
— Salut !
Je me suis penchée pour taper mon code. Vingt et un – l’âge que j’aurais voulu avoir ; seize – l’âge que j’avais ; trente-cinq – l’âge que j’aurais avant que Rob Wilkins ne me juge assez mûre pour sortir avec lui.
— Alors, a-t-il repris, tu avais l’intention de me mettre au courant un jour ?
— En vérité, je ne comptais en parler à personne, ai-je répondu en prenant mon livre de géométrie.
— C’est bien ce que je pensais. Et le môme ?
— Lequel ?
Mais je savais. Oh, comme je savais !
— Celui de Paoli. C’était le premier ?
— Oui.
J’ai eu envie de pleurer, brusquement. Sérieux. Or, je ne pleure jamais. Enfin, sauf quand des agents du FBI veulent m’embarquer.
— Tu aurais pu m’avertir, a-t-il continué.
— En effet. Tu m’aurais crue ?
— Oui, très certainement.
À mon avis, il était sincère. Ou alors, je souhaitais qu’il le soit. Il semblait tellement… je ne sais pas… gentil, j’imagine. Il n’avait aucun livre, aucun cahier, juste cet éternel bouquin de poche dépassant de son pantalon, ce jean lustré à force d’avoir été porté, usé à des endroits comme les genoux et d’autres, encore plus intéressants.
Il avait un T-shirt vert sombre à manches longues, qu’il avait relevées sur ses avant-bras bronzés par toutes ses balades en moto, et…
Plus nulle que moi, y a pas, non ?
J’ai claqué la porte de mon casier.
— Bon, il faut que j’y aille, ai-je dit en décampant.
— Jess !
Je me suis retournée.
« J’ai changé d’avis. » Voilà ce qu’il allait m’annoncer. Du moins, j’ai croisé les doigts pour que ce soit ça. «J’ai changé d’avis. Veux-tu être ma cavalière au bal de fin d’année ? » En fait, j’ai eu droit à tout autre chose.
— Je suis au courant. Pour le gamin. Sean.
Il paraissait gêné, comme s’il n’avait pas eu l’habitude de tenir ce genre de conversation au beau milieu des couloirs du lycée, sous l’éclairage artificiel des néons. Pourtant, il a eu le courage de continuer.
— Ce n’est pas ta faute, Jess. Son comportement, ce jour-là, devant sa maison… J’ai trouvé qu’il était bizarre, moi aussi. Tu ne pouvais pas deviner. C’est tout.
Il a hoché la tête, plutôt content d’avoir réussi à exprimer ce qu’il avait sur le cœur.
— Tu as agi comme il le fallait, a-t-il conclu.
Je me suis secouée, car des larmes commençaient à me picoter les yeux. Flûte ! J’étais là, entourée par un bon million de personnes, à essayer de ne pas pleurer devant ce type pour lequel j’avais le béguin. Vous connaissez situation plus humiliante, vous ?
— Non, ai-je fini par répondre. Je me suis trompée.
Sur ce, j’ai tourné les talons et me suis éloignée.
Et, cette fois, il n’a pas essayé de me retenir.
Comme je n’étais plus collée, Ruth et moi sommes rentrées ensemble après les cours. Nous avions décidé de répéter toutes les deux un nouveau concerto pour flûte et violoncelle qu’elle avait dégoté. Moderne certes, mais pourquoi pas ne pas tenter de s’y frotter ?
Cependant, lorsqu’elle a tourné dans Lumley Lane, j’ai tout de suite deviné que quelque chose n’allait pas. Les reporters avaient été cantonnés tout au bout de la rue, massés derrière des barrières de police. En apercevant le cabriolet de Ruth, ils se sont mis à crier en prenant des photos à toute berzingue, toujours maintenus à distance par les flics. Quand Ruth s’est engagée dans notre allée, et que j’ai vu le sang sur le trottoir, j’ai compris pourquoi. Les gouttelettes rouges remontaient jusqu’à notre porche.
— Oh, oh ! a murmuré Ruth qui les avait elle aussi remarquées.
La porte s’est ouverte, et mon père et Mikey sont sortis.
— Ce n’est pas aussi grave que ça en a l’air, m’a aussitôt rassurée p’pa en levant les mains. Cet après-midi, Dougie a attaqué un des journalistes qui tentait d’interviewer les voisins. Tous deux vont bien, ne t’en fais pas.
Que mon frère dérouille un reporter aurait pu être rigolo. S’il s’était agi de Mike, ça aurait même été franchement hilarant. Sauf que c’était Doug, et ça perdait tout son sel. Oh que oui !
Ruth a coupé le contact, et nous sommes descendues de voiture. Mon père s’était assis sur les marches du perron, et je l’ai rejoint en prenant grand soin de ne pas regarder – et surtout de ne pas toucher – les éclaboussures sanguinolentes autour de nous. Ruth s’est installée avec Mike sur la balancelle qui a gémi sous leurs poids conjugués. Si mon frangin a eu l’air agacé, Ruth ne s’en est même pas rendu compte.
— Écoute, a repris mon père, ce n’est pas ta faute. Les médias, les camions, la police… ça a été un peu trop pour Dougie. Tout s’est emmêlé dans son esprit. Après que tu es partie, ce matin, nous avons cru que nous avions réussi à le calmer. Nous l’avons forcé à prendre ses médicaments, et il a semblé récupérer. Mais le médecin dit que, parfois, sous l’effet d’une forte tension…
En gémissant, j’ai posé la tête sur mes genoux.
— Bien sûr, que c’est ma faute ! me suis-je écriée. Tout est ma faute. Je n’aurais jamais dû appeler ce crétin de numéro…
— Si, il le fallait. Sinon, les parents de ces mômes se demanderaient encore ce qu’il leur est arrivé.
— Ben voyons ! Et Sean Patrick O’Hanahan n’aurait pas été renvoyé chez son horrible père, sa mère n’aurait pas d’ennuis, et…
— Tu as bien agi, Jess. Tu n’es pas omnisciente, et Douglas va se remettre. Ce serait seulement mieux s’il pouvait s’installer dans un endroit un peu plus serein.
— Où ça ? À l’hôpital ? Doug va devoir retourner là-bas à cause de moi ? Pas question, p’pa. Ce n’est pas lui, le problème.
J’ai inspiré profondément. L’air était humide et lourd, annonciateur de l’été. Toute la journée, la température avait grimpé, et le soleil de la fin d’après-midi écrasait le porche.
M’écrasait.
— C’est moi, ai-je enchaîné. Si je n’étais pas là, Douglas irait bien.
— Non, chérie.
— Si. Je suis sérieuse. Moi absente, cette meute de vautours ne serait pas là à jeter leurs emballages de bouffe sur notre pelouse, et maman ne cuisinerait pas de croquants vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Quant à Douglas, il ne serait pas à l’hosto…
— Que proposes-tu ?
— Tu le sais bien. Je pense que, demain, je ferais mieux d’obéir à cet Agent Spécial Johnson et de me rendre à la base militaire de Crâne pour quelques jours.
Ruth et Mike m’ont dévisagée comme si j’étais folle.
— Fais ce qui te semble le mieux, chérie, a murmuré mon paternel après un instant de silence.
— Le mieux, ce n’est pas que notre famille souffre à cause de moi. Or, c’est ce qui est en train de se passer. Si je m’éloignais quelque temps, ce bazar cesserait. La vie reprendrait son cours normal. Doug pourrait revenir à la maison.
— Et avec un peu de chance, Claire rouvrirait ses stores, a soufflé Mike. Les caméras l’ont littéralement affolée.
Lorsque Ruth s’est tournée vers lui pour le toiser, il s’est aperçu de ce qu’il venait de dire et l’a bouclée.
— Je ne crois pas que ce soit une très bonne idée, a objecté Ruth, la seule à ne pas être d’accord, apparemment. Que tu ailles à Crâne. C’est même un très mauvais plan.
— Allons, Ruth, ai-je rétorqué, surprise, il ne s’agit que de petits tests…
— À d’autres ! Tu veux jouer les cochons d’Inde ? Crâne est une base de l’armée, Jess. Ce ne sont pas des enfants de chœur.
— Bon sang, tu es parano ! Tout ira bien.
Elle a pincé les lèvres. J’ignore ce qui lui prenait. Elle avait sans doute trop souvent vu Nom de code : Nina. Ou alors, elle n’avait pas très envie d’affronter seule les couloirs d’Ernest-Pyle. À moins qu’elle ait soupçonné quelque chose de pas très catholique, que moi, malgré mes super pouvoirs divinatoires, je ne sentais pas. Ruth est bien plus fine que la plupart des gens… pour certains trucs, en tout cas.
— Et s’ils te demandaient de retrouver d’autres enfants ? a-t-elle marmonné.
— Évidemment qu’ils vont le lui demander, a répondu mon père. C’est tout le but de l’opération, justement.
— Mais Jess en a-t-elle envie ?
On prétend que les tests d’intelligence ne mesurent qu’un certain type de savoir. Ceux qui, parmi nous, ne les réussissent pas très bien – moi, par exemple – se consolent en se disant que, certes, Ruth a un QI de 167, mais qu’elle n’y connaît rien en garçons. Et Mike en a un de 153, sauf que, encore une fois, quels atouts possède-t-il quand il s’agit de relations humaines ? Aucun. Cependant, en posant cette question, Ruth démontrait qu’elle avait tout ce qu’il fallait dès lors qu’on en venait à la compréhension d’autrui et à l’empathie. Elle avait tapé en plein où le bât blessait.
Parce qu’il était exclu que je remette le couvert. Pas après Sean. Pas tant qu’on ne m’aurait pas convaincue que les enfants que je retrouvais tenaient réellement à l’être.
Contrairement à Sean.
— Ce dont elle a envie ne compte pas, est intervenu Mike. Elle a, envers la société, l’obligation morale de partager ce… ce machin.
Ruth a aussitôt fait machine arrière. Il était hors de question qu’elle s’oppose aux diktats de son bien-aimé.
— Tu as raison, Michael, a-t-elle acquiescé en battant des cils derrière ses lunettes.
Oubliez ce que je viens d’écrire à propos de ses talents en matière d’empathie.
— Ils ne la forceront à rien, a protesté mon père. Il s’agit du gouvernement américain, que diable ! Les droits constitutionnels de Jess sont garantis. Tout ira bien.
Le plus triste, c’est que, sur le moment, j’ai vraiment cru qu’il avait raison.
Vraiment.